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Karoo - Steve Tesich


Alcoolique, semi-obèse, fumeur invétéré qui ne prétend même plus s’amender pour ne pas décevoir l’image pathétique qu’il renvoie à son entourage, Saul Karoo, dit « Doc », occupe une place d’honneur chez les anti-héros de la littérature. « Doc » Karoo est script doctor pour films à gros budget : c’est-à-dire qu’il sauve aussi bien des scénarios ratés qu’il massacre sans vergogne des chefs-d’œuvre cinématographiques pour le bon plaisir d’Hollywood. C'est aussi un mari lamentable, qui se complaît à réussir son divorce plus qu'il n'a réussi son mariage, un père désastreux, qui utilise son fils adopté comme faire-valoir d'une paternité affectueuse qui n'existe que devant les autres : Karoo concentre un nombre de tares et de névroses qui mobiliserait le staff complet d'un hôpital psychiatrique. Mais Karoo est aussi doué d'extra-lucidité.


Il ne s'embarrasse pas des mêmes préoccupations que nous, son principal problème n'est pas d'être un superbe salaud, mais plutôt de continuer à se saouler jusqu'à ce qu'il retrouve la moindre sensation d'ivresse, atteint une nouvelle fois d'une maladie rare : "Les chevaux, eux aussi pouvaient être ivres. Et les cochons. Et il y avait bien des rats alcoolos qui se pochetronnaient au gros rouge. Les éléphants, j'en étais sûr, pouvaient être ivres. Les rhinos. Les morses. Les requins-marteaux. Aucune créature, humaine ou non, n'était immunisée contre l'alcool. Sauf moi. Cette exclusion biologique précisément et la nature peu naturelle de cette affliction provoquaient chez moi un sentiment de honte et me donnaient l'impression d'être stigmatisé, comme si j'avais contracté une forme inversée du sida qui m'immuniserait contre tout. " Vous avez probablement saisi l'état névrotique de Saul Karoo et vous vous demandez pourquoi vous liriez les six-cents et quelques pages qui racontent les tares de ce type étrange : à l'exception d'une liste de problèmes psy longue comme le bras, que raconte ce livre ? Pour donner un peu de corps à tout cela, Saul va tenter le coup de la rédemption. Il se voit confier le film du dernier grand producteur de l'âge d'or hollywoodien, Arthur Houseman, dit le "vieil Homme", qui s'avère être un chef d'oeuvre. Pour une fois, sa conscience le tiraille un peu : ce film approche ce qui pourrait ressembler à la perfection cinématographique, et son job implique un charcutage en bonnes et dues formes du scénario initial. Il reconnaît dans un second rôle la mère biologique de son fils Billy, qu'il réussit à retrouver et dont il va tomber amoureux (ou plutôt éprouver un sentiment qui pour Karoo s'approche le plus de l'amour). À partir de là, Saul décide de se prendre pour Dieu et de réunir la mère et le fils, mais pas n'importe comment : il attend le moment parfait, organise leur rencontre en omettant la vérité de l'affaire, met en scène son fantasme d'un foyer aimant, d'une famille réunie et de sa rédemption personnelle. "Je me vis l'agent de leurs retrouvailles, m'éloigner d'eux de quelques pas. Et je reste là. Je ne dis rien. Je ne demande rien. Je ne m'en mêlerais que lorsqu'eux-mêmes se tourneraient vers moi pleins d'amour et de gratitude pour tout ce que j'avais fait pour eux. Peut-être alors que je pleurerais aussi un peu. "Oh, Papa", dirait mon Billy. "Oh, Saul", dirait Leila. Nous nous prendrions tous les trois dans les bras (je voyais le tableau) et deviendrions, dans cette étreinte, une vraie famille, à jamais indivisible." Mais à force de pratiquer des coups tordus, son happy end familial va plutôt prendre des airs de tragédie grecque et résonner comme un lugubre remake oedipien, créant un triangle doublement incestueux. Et voilà la rédemption qui tourne au désastre, à la chute de Saul. Karoo est un livre fort, un petit chef-d'oeuvre d'écriture acerbe, cynique, qui raconte à travers son narrateur le déclin de la mère patrie, l'Amérique, engluée dans ses névroses et ses basses peurs. Steve Tesich nous livre le portrait caustique d'une société obsédée par ses assurances maladie, consumériste et égocentrique. C'est aussi une critique violente de la société du spectacle, où les personnages deviennent les marionnettes d'une pantomime pathétique et lugubrement drôle.

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